$$\newcommand{\mtn}{\mathbb{N}}\newcommand{\mtns}{\mathbb{N}^*}\newcommand{\mtz}{\mathbb{Z}}\newcommand{\mtr}{\mathbb{R}}\newcommand{\mtk}{\mathbb{K}}\newcommand{\mtq}{\mathbb{Q}}\newcommand{\mtc}{\mathbb{C}}\newcommand{\mch}{\mathcal{H}}\newcommand{\mcp}{\mathcal{P}}\newcommand{\mcb}{\mathcal{B}}\newcommand{\mcl}{\mathcal{L}} \newcommand{\mcm}{\mathcal{M}}\newcommand{\mcc}{\mathcal{C}} \newcommand{\mcmn}{\mathcal{M}}\newcommand{\mcmnr}{\mathcal{M}_n(\mtr)} \newcommand{\mcmnk}{\mathcal{M}_n(\mtk)}\newcommand{\mcsn}{\mathcal{S}_n} \newcommand{\mcs}{\mathcal{S}}\newcommand{\mcd}{\mathcal{D}} \newcommand{\mcsns}{\mathcal{S}_n^{++}}\newcommand{\glnk}{GL_n(\mtk)} \newcommand{\mnr}{\mathcal{M}_n(\mtr)}\DeclareMathOperator{\ch}{ch} \DeclareMathOperator{\sh}{sh}\DeclareMathOperator{\th}{th} \DeclareMathOperator{\vect}{vect}\DeclareMathOperator{\card}{card} \DeclareMathOperator{\comat}{comat}\DeclareMathOperator{\imv}{Im} \DeclareMathOperator{\rang}{rg}\DeclareMathOperator{\Fr}{Fr} \DeclareMathOperator{\diam}{diam}\DeclareMathOperator{\supp}{supp} \newcommand{\veps}{\varepsilon}\newcommand{\mcu}{\mathcal{U}} \newcommand{\mcun}{\mcu_n}\newcommand{\dis}{\displaystyle} \newcommand{\croouv}{[\![}\newcommand{\crofer}{]\!]} \newcommand{\rab}{\mathcal{R}(a,b)}\newcommand{\pss}[2]{\langle #1,#2\rangle} $$
Bibm@th

Les footballeurs sont très forts en maths!

Un jour, mon jeune fils, passionné de football et de nombres, me demanda du haut de ses sept ans s'il fallait être fort en maths pour devenir footballeur. Ma réponse, négative, le déçut. Mais j'ai appris quelques jours plus tard que j'avais tort... Voyez plutôt!

Le dilemme du tireur de penalty!

On connait l'importance des penaltys dans le foot, que ce soit au cours du match ou dans les séances de tirs au but qui finissent parfois les rencontres à élimination directe. Il est important pour le tireur de ne pas se rater! Le premier choix qu'il doit faire, c'est le côté où il tire. Un tir depuis le point de penalty effectué par un joueur professionnel mettant environ 0,3s pour atteindre le but, le gardien doit nécessairement choisir un côté avant de savoir celui que le joueur a choisi. Évidemment, le pourcentage de réussite est bien plus grand si le joueur tire du côté où le gardien n'a pas plongé.

Malheureusement pour eux, les footballeurs ne sont pas symétriques. Ainsi, les droitiers tirent mieux sur le côté gauche, et les gauchers tirent mieux à droite. Concrètement, l'économiste Ignacio Palacios Huerta, après l'étude de 1417 penaltys (tirés par des professionels!) a observé les données suivantes

  • si un droitier tire à gauche et que le gardien plonge du mauvais côté, le pourcentage de réussite est d'environ 95% (les 5% restant correspondent à un ballon frappant le poteau ou hors du cadre).
  • si un droitier tire à droite et que le gardien plonge du mauvais côté, le pourcentage de réussite n'est plus que de 93%.
  • si un droitier tire à gauche et que le gardien plonge du bon côté, le pourcentage de réussite est encore d'environ 70%.
  • si un droitier tire à droite et que le gardien plonge du bon côté, le pourcentage de réussite chute à environ 58%

Imaginons maintenant notre tireur droitier se présentant face au gardien. Quel côté doit-il choisir? Il peut tenter de choisir toujours le côté gauche, son côté de prédilection, mais alors le gardien aura connaissance de cela (en analysant les penaltys déja tirés) et choisira toujours le bon côté. Le pourcentage de réussite ne sera que de 70%, et il y a sans doute moyen de faire mieux. Il peut aussi choisir de tirer une pièce de monnaie et de choisir complètement aléatoirement entre les deux côtés. Mais alors le gardien plongera toujours du côté faible du joueur. Le pourcentage de réussite sera dans ce cas de $$\frac 12\times 95+\frac 12\times 58=76,5\%.$$ C'est un peu mieux, mais il est peut-être encore possible de faire mieux. Il faut faire attention de vraiment choisir le côté en tirant une pièce de monnaie, et non en alternant "une fois à droite, une fois à gauche". Sinon, le gardien aura connaissance de cette stratégie et plongera toujours du bon côté.

Remarquons aussi que ce dilemme est symétrique car partagé par le gardien. Lui aussi a très certainement un côté de préférence. Lui aussi ne peut pas plonger toujours du même côté, car les tireurs du camp d'en face le sauront et choisiront toujours l'autre côté...

Alors, que faire???

La théorie des jeux

La modélisation précédente entre parfaitement dans le cadre de la théorie des jeux, une discipline à la frontière des mathématiques et de l'économie, développé notamment dans les années 1930 et 1940 par deux mathématiciens américains, John von Neumann et John Nash. Ils ont introduit la notion de stratégie mixte, qui est une stratégie aléatoire (c'est-à-dire dépendant du hasard) pour chacun des deux joueurs, et d'équilibre de Nash, qui conduit à choisir une stratégie optimale.

Dans le cas qui nous intéresse, ces notions sont faciles à expliquer. Le tireur va choisir au hasard un côté, mais avec une préférence pour l'un d'entre eux. Cela peut se faire en lançant une pièce truquée dont la probabilité de tomber sur face est par exemple plus importante que la probabilité de tomber sur pile. Le gardien va faire de même. L'équilibre, pour le joueur, consiste à faire en sorte que la probabilité qu'il réussisse son tir au but soit identique que le gardien plonge à droite ou plonge à gauche, c'est-à-dire que sa probabilité de réussir le tir soit indépendante de la stratégie du gardien. L'équilibre, pour le gardien, consiste à faire en sorte que ses probabilités d'arrêter le tir soient identiques, que le joueur tire à gauche ou à droite. En effectuant un peu de calcul de probabilités et en utilisant les statistiques qu'il avait constituées, Ignacio Palacios Huerta a déterminé quelle devait être la probabilité qu'un droitier tire à gauche (son meilleur côté) dans une stratégie optimale : environ 58%.

Un peu de maths!

La lecture de ce paragraphe nécessite des connaissances de probabilités de niveau Terminale Spécialité.

Avec un petit peu de probabilités conditionnelles, on peut expliquer les résultats d'Ignacio Palacios Huerta. Nous allons introduire les événements suivants :

  • $G$ l'événement "le joueur tire à gauche", et $D=\bar G$ l'événement contraire "le joueur tire à droite".
  • $L$ l'événement "le gardien plonge à gauche" et $R=\bar L$ l'événement contraire "le gardien plonge à droite" (ici, L pour left et R pour right).
  • $M$ l'événement le pénalty est marqué, et $\bar M$ l'événement contraire.

Nous allons faire comme hypothèse (un peu simplificatrice) que $G$ et $L$ sont deux événements indépendants, c'est-à-dire que le joueur choisit le côté où il tire indépendamment du choix du côté que fait le gardien pour plonger et vice-versa. Notons respectivement :

  • $p_{G,L}$ la probabilité que le tir soit marqué si le joueur tire sur sa gauche et que le gardien plonge sur sa gauche (c'est-à-dire de l'autre côté du tir). Autrement dit, $p_{G,L}=P(M|G\cap L).$ Avec les données amassées, on sait que $p_{G,L}\simeq 0,95$.
  • $p_{D,R}$ la probabilité que le tir soit marqué si le joueur tire sur sa droite et que le gardien plonge sur sa droite. On a donc $p_{D,R}=P(M|D\cap R)\simeq 0,93$.
  • $p_{G,R}$ la probabilité que le tir soit marqué si le joueur tire sur sa gauche et que le gardien plonge sur sa droite. On a donc $p_{G,R}=P(M|G\cap R)\simeq 0,7$.
  • $p_{D,L}$ la probabilité que le tir soit marqué si le joueur tire sur sa droite et que le gardien plonge sur sa gauche. On a donc $p_{D,L}=P(M|G\cap L)\simeq 0,58$.
  • $\pi_G$ la probabilité que le joueur tire à gauche.

On peut résumer l'expérience aléatoire par l'arbre de probabilité suivant :

Notons souhaitons déterminer la valeur de $\pi_G$ pour que $P(M|R)=P(M|L).$ Il nous faut donc calculer $P(M|R)$ et $P(M|L)$ en fonction des autres données. Par la définition des probabilités conditionnelles : $$P(M|R)=\frac{P(M\cap R)}{P(R)}.$$ Puisque $(G,D)$ est un système complet d'événements, on a $$P(M\cap R)=P(M\cap R\cap G)+P(M\cap R\cap D).$$ Mais, toujours par la définition des probabilités conditionnelles, $$P(M\cap R\cap G)=P(M|G\cap R)P(G\cap R)=p_{G,R}P(G\cap R).$$ De la même façon, $$P(M\cap R\cap D)=p_{D,R}P(D\cap R).$$ On a donc prouvé que $$P(M|R)=p_{G,D}\frac{P(G\cap R)}{P(R)}+p_{D,R}\frac{P(D\cap R)}{P(R)}.$$ Par indépendance des événements, $$\frac{P(G\cap R)}{P(R)}=P(G)=\pi_G\textrm{ et }\frac{P(D\cap R)}{P(R)}=P(D)=1-\pi_G.$$ Finalement on trouve $$P(M|R)=p_{G,R} \pi_G + p_{D,R}(1-\pi_G).$$ Autrement dit, et en langage courant, pour calculer la probabilité que le tir soit marqué si le gardien plonge à droite, on sépare les deux éventualités :

  • le joueur a tiré à gauche, ce qui arrive avec une probabilité $\pi_G$. Dans ce cas, le but est marqué avec une probabilité $p_{G,R}$.
  • le joueur a tiré à droite, ce qui arrive avec une probabilité $(1-\pi_G)$. Dans ce cas, le but est marqué avec une probabilité $p_{D,R}$.

De la même façon, on calcule la probabilité de réussite du tir si le gardien plonge à gauche : $$p(M|L)=p_{G,L} \pi_G + p_{D,L}(1-\pi_G).$$ Dans la situation d'équilibre de Nash, la probabilité de marquer doit être égale que le gardien plonge à gauche ou à droite. Autrement dit, on doit avoir : $$P(M|R)=P(M|L).$$ Ceci donne une équation du premier degré en $\pi_G$ qu'il est très facile de résoudre. On trouve après un petit calcul : $$\pi_G=\frac{p_{D,R}-p_{D,L}}{p_{G,L}+p_{D,R}-p_{D,L}-p_{G,R}}.$$ Ceci donne, avec les données précédentes, $$\pi_G\simeq 0,58.$$

Et que font les footballeurs professionnels dans tout cela?

Confrontons maintenant cette étude mathématique avec la réalité du terrain! Sur les 1419 penaltys analysés par Ignacio Palacios Huerta, environ 60% ont été tirés du côté favori du joueur. C'est très proche des 58% de la stratégie optimale. Et oui, les joueurs de foot, sans le savoir, sont des experts des mathématiques!

L'idée de cet article vient du livre Soccernomics de Simon Kuper et Stefan Szymanski.