Peut-on prévoir l'issue d'une guerre avec les mathématiques ?
La lecture de cette page nécessite des connaissances du niveau Terminale Spécialité Mathématiques.
C'est une question qui peut paraître un peu étrange. Peut-on prévoir l'issue d'une guerre à l'aide des mathématiques ? Et pourtant, Frédérick Lanchester, un ingénieur anglais, a proposé en 1916 dans son livre Aircraft in Warfare: the Dawn of the Fourth Arm un modèle modélisant le déroulement et l'issue d'un conflit.

Lanchester fait les hypothèses suivantes :
- deux armées s'affrontent dans un espace limité, les Attaquants et les Défenseurs. On notera $A(t)$ le nombre d'attaquants au cours du temps, et $D(t)$ le nombre de défenseurs.
- les armées sont homogènes et constituées du même type de combattants.
- chaque soldat parmi les défenseurs tue $d$ soldats attaquants en une unité de temps. $d$ s'appelle l'efficacité de l'armée des défenseurs.
- chaque soldat parmi les attaquants tue $a$ soldats défenseurs en une unité de temps. $a$ s'appelle l'efficacité de l'armée des attaquants.
- l'efficacité de chacun des camps est constante au cours du temps et il n'y a pas de renforts.
Alors, le nombre de défenseurs $D(t)$ et le nombre d'attaquants $A(t)$ vérifient les équations différentielles suivantes : $$\left\{ \begin{array}{rcl} A'(t)&=&-d D(t)\\ D'(t)&=&-a A(t). \end{array} \right. $$
On ne sait pas, au niveau terminale, résoudre ce système différentiel. Cependant, on peut tout de même en tirer des informations intéressantes. Considérons pour cela la fonction $$N(t)=aA^2(t)-d D^2(t).$$ Elle est dérivable sur $[0,+\infty[$ et satisfait $$N'(t)=2a A'(t)A(t)-2d D'(t)D(t).$$ En remplaçant $A'(t)$ et $D'(t)$ par leur valeur issue des équations différentielles, on trouve \begin{align*} N'(t)&=2a (-d D(t))A(t)-2d (-a A(t))D(t)\\ &=-2ad D(t)A(t)+2ad A(t)D(t)\\ &=0. \end{align*} Ainsi, puisque sa dérivée est nulle, la fonction $N$ est constante et donc, pour tout réel $t$, $$aA^2(t)-dD^2(t)=aA^2(0)-dD^2(0).$$ Maintenant, la bataille se termine au premier $t_0$ tel que ou bien $A(t_0)=0$, ou bien $D(t_0)=0$.
- Si $aA^2(0)-dD^2(0)>0,$ on doit aussi avoir $aA^2(t_0)-dD^2(t_0)>0,$ ce qui impose forcément $D(t_0)=0$ : ce sont les attaquants qui gagnent.
- Si $aA^2(0)-dD^2(0)<0,$ on doit aussi avoir $aA^2(t_0)-dD^2(t_0)<0,$ ce qui impose forcément $A(t_0)=0$ : ce sont les défenseurs qui gagnent.
Ainsi, le signe de $aA^2(0)-dD^2(0)$ donne l'issue de la bataille : si $aA^2(0)-dD^2(0)>0,$ alors ce sont les attaquants qui vont gagner. Si $aA^2(0)-dD^2(0)<0,$ alors ce sont les défenseurs qui gagnent. Et on peut même aller plus loin. Si $aA^2(0)-dD^2(0)>0$ (et donc ce sont les attaquants qui gagnent), alors le nombre d'attaquants qui restent à la fin de la bataille est égal à $$A(t_0)=\sqrt{\frac 1a(aA^2(0)-dD^2(0))}.$$ Dans le cas contraire, le nombre de défenseurs qui restent en vie à la fin de la bataille vaut $$D(t_0)=\sqrt{\frac 1d(dD^2(0)-aA^2(0))}.$$
On vient de le voir, l'issue du combat dépend du signe de $aA^2(0)-dD^2(0).$ Le nombre initial de soldats étant au carré, il compte plus que l'efficacité. Illustrons ceci sur quelques exemples.
- $A(0)=100,$ $a=1$, $D(0)=100$ et $d=2$ (les défenseurs sont deux fois plus efficaces que les attaquants, ce qu'on peut justifier par une meilleure connaissance du terrain). Alors les défenseurs gagnent, et à la fin des combats, il reste environ $71$ défenseurs, soit une perte de $29$ hommes.
- $A(0)=100,$ $a=1$, $D(0)=200$ et $d=1$ (il y a deux fois plus de défenseurs que d'attaquants, et les armées sont d'efficacité égales). Alors les défenseurs gagnent, et à la fin des combats, il reste environ $173$ défenseurs, soit une perte de $27$ hommes.
- $A(0)=200$, $a=1,$ $D(0)=100$ et $d=2$ (il y a deux fois plus d'attaquants, mais les défenseurs sont deux fois plus efficaces). Alors $$aA^2(0)-dD^2(0)>0$$ donc les attaquants gagnent, et à la fin il reste environ $141$ attaquants, soit une perte de $59$ hommes. Ainsi, il vaut mieux une armée deux fois plus nombreuse qu'une armée deux fois plus efficace !
Ceci permet aussi d'affiner la stratégie. Imaginons qu'un pays décide de débarquer sur une île avec un contingent de $100$ soldats, d'efficacité $1$, et que cette île est défendue par $100$ soldats d'efficacité $2.$ Alors à la fin de cette première salve de combats, il n'y a plus d'attaquants et il reste environ $71$ défenseurs. Le pays attaquant décide alors d'envoyer un second contingent de $100$ hommes. Alors en reprenant les calculs, ce sont encore les $71$ défenseurs qui vont gagner (même s'il n'en restera plus que $6$ à la fin). Les attaquants ont donc sacrifié $200$ soldats et ont perdu la bataille. Si les soldats attaquants étaient arrivés simultanément sur la zone de combat, ils auraient gagné et n'auraient perdu que $27$ hommes.
Le formulaire ci-dessous permet de déterminer l'issue du combat pour les diverses valeurs des paramètres.
L'étude que l'on a faite jusqu'à présent du modèle de Lanchester est intéressante, mais elle ne répond pas à une question : combien de temps dure le combat ? Pour remédier à cela, il n'y a pas le choix : il faut résoudre les équations différentielles. Cela dépasse maintenant le niveau du lycée, mais pas de beaucoup ! En fait, on peut démontrer le théorème suivant.
Bien sûr, ce sont des formules un peu compliquées, mais il est très facile de les implémenter sous Geogebra par exemple. C'est ce qui a été fait ci-dessous. Dans l'exemple donné, on a choisi le même nombre d'attaquants et de défenseurs, et une efficacité respective de $0,\!01$ et $0,\!02$ (les défenseurs sont donc deux fois plus efficaces). La courbe en vert est celle du nombre d'attaquants, celle en rouge du nombre de défenseurs. On a confirmation que quand il n'y a plus d'attaquants, il reste environ 70 défenseurs, et le combat dure environ 60 jours. À vous de modifier les valeurs des paramètres pour voir comment ils influent sur la durée du combat. Bien sûr, ces courbes n'ont plus d'intérêt lorsque l'une des deux coupe l'axe des abscisses (et que la bataille est terminée).
On peut se demander si ce modèle est pertinent. Il repose sur de nombreuses hypothèses qui ne sont certainement pas valables dans la plupart des combats :
- l'efficacité doit être constante, ce qui revient à ignorer les effets de terrain, les problèmes de logistique, l'évolution du moral ou la fatigue.
- il doit y avoir un seul type de soldat, tous les soldats ont la même efficacité.
- le modèle prévoit que tous les soldats combattent au même moment dans tout l'espace occupé.
Bref, ce sont des hypothèses très fortes, mais qui correspondent finalement assez bien à ce que Lanchester voulait modéliser, les combats aériens pendant la Première Guerre Mondiale. Depuis, de nombreuses autres modélisations ont tenté de pallier ces défauts.
Il existe pourtant au moins une bataille pour laquelle ce modèle fait preuve d'une incroyable efficacité, c'est la bataille d'Iwo Jima qui se déroula du 19 février au 26 mars 1945. Iwo Jima est une petite île du Pacifique, située à environ 1000 km au sud de Tokyo. Le Japon est alors bombardé quotidiennement depuis les îles Mariannes et Iwo Jima revêt une importance stratégique capitale en servant de station d'alerte pour la défense nippone. Cette île est défendue par environ 21500 hommes.

Le 19 février 1945, 54000 soldats américains débarquent sur l'île. Ils sont suivis par 6000 autres trois jours plus tard, puis par 13000 hommes le sixième jour des combats. La bataille d'Iwo Jima satisfait de nombreuses hypothèses du modèle de Lanchester : c'est une zone de combat isolé, les affrontements ont lieu un peu partout sur l'île qui a un relief assez plat et est assez petite (21km2). Et le combat se termine par une défaite totale des japonais le 26 mars, dont il ne reste que 216 survivants. De plus, on a un comptage très précis des pertes américaines, qui ont été consignées par le capitaine Clifford Morehouse, un officier américain.
Il est donc très intéressant de comparer le modèle de Lanchester avec les résultats réels. La première difficulté est d'estimer les efficacités des armées japonaises et américaines. Ce travail (difficile !) a été effectué par Engel en 1954, qui a proposé, pour que le modèle de Lanchester soit le plus efficace possible par rapport aux données, de choisir comme efficacité de la défense la valeur $d\simeq 0,\!0554$ et pour celle de l'attaque la valeur $a\simeq 0,\!0108.$ Ainsi, l'efficacité des Japonais est environ 5 fois supérieure à celle des Américains, ce qui peut s'expliquer par la connaissance du terrain et le réseau de tunnels et de bunkers construits en préparation à la défense de l'île.
D'un point de vue mathématique, on peut séparer la bataille d'Iwo Jima en trois phases. Une première phase qui correspond aux trois premiers jours. Si on note $A_1(t)$ et $D_1(t)$ les effectifs respectifs des armées américaines et japonaises le jour $t$ (avec $t\leq 3$), alors les fonctions $A_1$ et $D_1$ vérifient les équations de Lanchester, avec des conditions initiales $A_1(0)=54000$ et $D_1(0)=21500$, et avec les efficacités données ci-dessus.
À l'issue de ces trois jours, on entre dans une deuxième phase, et on note $A_2(t)$ et $D_2(t)$ les effectifs respectifs des armées américaines et japonaises au jour $3+t$. On a donc $D_2(0)=D_1(3)$ et $A_2(0)=A_1(0)+6000$ en raison des renforts américains. Pour le reste, les fonctions $D_2$ et $A_2$ vérifient les équations de Lanchester avec les mêmes constantes d'efficacité.
La troisième phase commence le sixième jour. En notant $A_3(t)$ et $D_3(t)$ les effectifs au jour $6+t,$ on a $A_3(0)=A_2(3)+13000$ (en raison des renforts) et $D_3(0)=D_2(3)$. De plus, $A_3,\ D_3$ suivent le modèle de Lanchester.
Il est facile, à l'aide des équations établies ci-dessus et d'un tableur, de comparer les données fournies par le modèle de Lanchester et celles consignées par l'officier américain. C'est ce qu'y a été fait dans le tableau ci-dessous. Et vous pouvez comparer le résultat de la colonne C (les troupes américaines calculées par le modèle de Lanchester) avec la colonne D (les troupes américaines restantes telles que consignées par l'officier). Le résultat est impressionnant ! Le modèle de Lanchester semble parfaitement fonctionner sur cet exemple. En particulier, la courbe en bleu des effectifs calculés est presque indiscernable de la courbe en orange des effectifs réels.
Ce travail réalisé, et le modèle de Lanchester validé pour cette bataille, on peut en tirer plusieurs conséquences. On peut estimer l'effectif de l'armée japonaise jour après jour (remarquons que le modèle prévoit bien 36 jours de combat, comme la réalité). On peut aussi refaire l'histoire, et se demander ce qui se serait passé si les 73000 soldats américains étaient arrivés dès le début, ou combien de japonais auraient été nécessaires pour assurer la défense de l'île.
Source principale : R/simecol Simulation Model for the Battle of Iwo Jima, sur le site U.N.A. Matemáticas El Tigre.