Les mathématiques pendant la seconde guerre mondiale
Été 1940. La guerre semble avoir choisi son camp. La Pologne, la France ont capitulé. La Grande-Bretagne résiste, mais elle dépend, pour la moitié à peu près de son approvisionnement en matières premières, des importations maritimes. Or, dans les mers, les sous-marins allemands, les redoutables U-Boot, font régner la terreur, coulant de nombreux navires. Ils attaquent de nuit, en meutes. Pour leur coordination tactique, ils échangent de nombreux messages radios, avec le commandement à terre. Ces messages sont cryptés à l'aide d'une remarquable machine, l'Enigma.
L'Enigma se présente sous la forme d'une caisse en bois de 34×28×15 cm, et pèse une douzaine de kilos. Elle est composée :
- d'un clavier alphabétique
- d'un tableau de connexion
- de 3 rotors mobiles à 26 positions
- d'un rotor renvoi à 26 positions (le réflecteur)
- d'un tableau de 26 ampoules correspondant aux 26 lettres de l'alphabet.
Le principe de fonctionnement de l'Enigma est à la fois simple et astucieux. A chaque fois que l'on presse une lettre, un circuit électrique est fermé, et s'éclaire une ampoule qui correspond à la lettre codée. En même temps, un ou plusieurs des rotors mobiles tourne, changeant la substitution qui sera opérée à la prochaine touche pressée. De plus, le chiffrage est réversible : si en tapant A vous codez D, si vous aviez tapé D, vous auriez codé A. Ainsi, si le commandement allemand et le sous-marin ont le même réglage de départ, il suffit à l'opérateur du sous-marin de taper directement le message codé pour obtenir le message clair.
Le nombre de clés est gigantesque (de l'ordre de 1020), et les allemands ont une confiance totale en la machine Enigma, dont ils fabriqueront 100.000 exemplaires. Au su et au vu de tous, ils s'échangeront des communications radios cryptées, persuadés que jamais les Alliés ne les comprendront.
La Pologne s'est trouvée ressuscitée en 1919 par le traité de Versailles. Craignant son voisin allemand (à juste titre!), elle se dote d'un très performant service du chiffre, et se tient à l'écoute des communications allemandes. Avec l'aide d'une Enigma "civile" (l'Enigma était destinée dans sa première forme aux banques), de renseignements fournis par les services secrets français, et grâce au remarquable travail du mathématicien Rejewski, elle parvient à fabriquer une copie conforme de l'Enigma militaire. Même, dans le milieu des années 1930, la Pologne dispose de méthodes pour déchiffrer les messages allemands.
Las. En 1938, les allemands changent le protocole d'envoi de leurs messages, et surtout font passer de 3 à 5 le nombre de rotors de leurs Enigma. La Pologne perd le contact. Devant la gravité de la situation internationale, les Polonais font parvenir aux Anglais et aux Français en 1939 une Enigma, ainsi que l'ensemble de leurs découvertes.
Les Anglais ont compris assez tard l'intérêt de la machine Enigma. En 1939, le service du chiffre décide de s'éloigner de Londres, et des futurs bombardements, pour s'installer, en toute discrétion, au manoir de Bletchley Park, dans la paisible campagne à 60km au nord-ouest de Londres. Devant l'urgence de la situation, les meilleurs mathématiciens, linguistes, et même joueurs d'échecs sont appelés à Bletchley Park, où plusieurs milliers de personnes se cotoieront.
Parmi eux, Alan Türing, un logicien et mathématicien, qui, quelques années plus tôt, a conçu une machine universelle qui formalise la notion d'algorithme et est le précurseur des ordinateurs modernes. Il conçoit les Bombes, des machines programmables qui permettent après une vingtaine d'heures de calcul, de décrypter les messages allemands. Le progès est considérable. Du premier au second semestre 1941, le tonnage coulé chute de moitié (de 2,9 millions de tonnes à 1,4 millions).
En février 1942, une nouvelle version de la machine Enigma est mise en service, provoquant un nouveau trou noir dans le décryptage des messages. Grâce à des documents récupérés sur un sous-marin allemand, et à l'aide technique des Etats-Unis, Bletchley Park retrouve mi 1943, toujours sous l'impulsion de Türing, la faculté de décrypter les messages allemands. En 1944, le premier ordinateur de l'histoire, le Colossus, leur garantira une puissance de calcul suffisante jusqu'à la fin de la guerre : la bataille de l'Atlantique est gagnée! Cela, d'autant que les allemands ne se douteront jamais que leurs messages sont décryptés. Ils pensent, à juste titre, que les hommes ne peuvent venir à bout d'un travail aussi titanesque. Ils ne se doutent pas qu'à Bletchley Park, dans un manoir, une étrange machine réalise cette prouesse!
Le travail d'Alan Türing pour déchiffrer les messages allemands
a profondément changé le cours de la seconde guerre mondiale. Plusieurs centaines de navires,
leur équipage et leur cargaison, furent sauvés. Le débarquement de l'été 1944 a pu être préparé
en toute sérénité... Grâce au génie d'un mathématicien!