Cryptographie!

La crise d'Agadir et l'affaire Caillaux

Nous sommes en juillet 1911. La tension est vive entre les états européens. Le Maroc est un des enjeux majeurs de ce début de XXiè siècle. C'est en effet un des derniers pays non colonisés d'Afrique. Il attire la convoitise de l'Espagne, mais surtout de la France, qui administre sa voisine l'Algérie depuis 1830, et de l'Allemagne, dont l'empereur Guillaume II estime avoir un retard à rattraper en matière de colonies. En mars 1911, le sultan Moulay ab-Hafid, menacé par une révolte, demande à la France de lui prêter main forte. Au mois de mai, les troupes françaises occupent Rabat, Fès et Meknès.

Ceci fait réagir très vivement l'Allemagne, qui est inquiète pour ses prétentions sur le Maroc et considère en outre que cette occupation viole les accords internationaux d'Algésiras qui avaient été durement négociés en 1906. Elle dépêche alors, à partir du 1er juillet 1911, des bateaux qui se relaient dans la baie d'Agadir. C'est le sujet d'une grave crise entre la France et l'Allemagne, qui sont au bord du conflit armé.

En France, justement, le gouvernement vient de changer. C'est Joseph Caillaux qui est le président du conseil depuis le 27 juin. Désireux d'éviter une guerre, il préfère négocier avec l'Allemagne la liberté de manoeuvre de la France au Maroc contre la cession à l'Allemagne de territoires français en Afrique centrale. Durant le déroulement des discussions, il écarte son ministre des affaires étrangères Justin de Selves pour négocier directement avec Kinderlen, le ministre des affaires étrangères allemand.

Il se trouve qu'en ce début de XXiè siècle, en France, sous la houlette notamment de Bazeries et de De Viaris, l'activité de déchiffrement des messages codés est très efficace. Le ministère des affaires étrangères est ainsi capable, en cette année 1911, de lire les messages cryptés envoyés par l'Allemagne. Et ces messages décodés arrivent directement, sans intermédiaire, directement dans le bureau du ministre…

C'est ainsi que Justin de Selves est mis au courant de ces négociations secrètes. Il est profondément blessé et humilié. Il provoque alors, avec l'aide de Clémenceau, un vieil ennemi de Caillaux, un incident intervient lors de la ratification de la convention franco-allemande au Sénat. Voici ce qu'en dit le site du Sénat.

Au cours de la séance du 9 janvier 1912, Caillaux donna sa parole qu'il ne s'était jamais mêlé de transactions politiques ou financières d'aucune sorte et qu'il n'y avait jamais eu de négociations en dehors des négociations diplomatiques officielles. Clemenceau, un vieil ennemi de Caillaux, demanda alors à de Selves : « M. le ministre des Affaires étrangères peut-il nous confirmer cette déclaration ? Peut-il nous dire s'il n'existe pas des pièces établissant que notre représentant à Berlin s'est plaint de l'intrusion de certaines personnes dans les relations franco-allemandes ? » Le ministre des Affaires étrangères répondit : « J'ai toujours eu un double souci : la vérité, d'une part et, de l'autre, le devoir que m'impose ma fonction. Je demande à ne pas répondre à la question que vient de m'adresser M. Clemenceau ». Ce dernier déclara que cette réponse ne pouvait le satisfaire car il avait « reçu des confidences qu'il n'avait pas sollicitées ». Cet échange de répliques ayant causé quelque émoi, la séance fut levée et une conversation eut lieu entre Caillaux, de Selves et Clemenceau. Puis celui-ci partit laissant en tête à tête le président du Conseil et son ministre. On apprit ensuite par Caillaux que de Selves était démissionnaire, ce qu'il confirma en quittant le Sénat. Dans la soirée, il remettait sa démission au Président de la République, déclarant : « je ne saurais assumer plus longtemps la responsabilité d'une politique extérieure à laquelle font défaut l'unité de vues et l'unité d'action solidaire ». Caillaux essaya de remplacer de Selves par Delcassé mais celui-ci, après avoir accepté, revient sur sa décision et Caillaux démissionna le 11 janvier.

C'est Poincaré qui remplaça Caillaux, et il finit par faire ratifier la convention par le Sénat. Cette affaire laissa tout de même de nombreuses traces. La première est que l'Allemagne, consciente de la faiblesse de son système de chiffrement, changea celui-ci et la France fut dans l'incapacité de le déchiffrer avant l'éclatement de la Première Guerre mondiale. La seconde est que Poincaré était beaucoup plus enclin à la guerre que Caillaux…

Signalons, même si cela n'a plus de rapport avec la cryptographie, que Caillaux fut trois ans plus tard au centre d'une autre affaire. Revenu au sommet de sa gloire politique, pressenti pour être à nouveau président du conseil, il fait l'objet d'une campagne de dénigrement de la part du Figaro. Sa femme, Henriette Caillaux, qui fut sa maitresse alors que Caillaux était marié à une autre, craint la révélation de lettres intimes, et le 16 mars 1914, elle tue Gaston Calmette, le directeur du Figaro. Son procès passionne l'opinion publique. Elle est finalement acquittée en juillet 1914, mais entre-temps Joseph Caillaux a laissé trop d'énergie à la défendre pour prétendre à nouveau accéder aux plus hautes fonctions.