Cryptographie!

Le grand chiffre de Louis XIV et l'homme au Masque de fer

Une énigme passionnante!

Sous le règne de Louis XIV, il y eut un prisonnier mystérieux, à l'identité jamais révélée, dont le visage fut toujours caché sous un masque de fer. Cette énigme passionna la France (et la passionne encore…) depuis. L'un des premiers à la révéler fut Voltaire, dans son livre Le siècle de Louis XIV, paru en 1751. Voici ce qu'il en dit :

Quelques mois après la mort de ce ministre [le cardinal Mazarin, en mars 1661], il arriva un événement qui n'a point d'exemple; et ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret, au château de l'île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l'an 1690, l'alla prendre à l'île Sainte-Marguerite, et le conduisit à la Bastille, toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la translation, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans ce château. On ne lui refusait rien de ce qu'il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin : sa peau était un peu brune; il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être.

Cet inconnu mourut en 1703 et fut enterré la nuit à la paroisse de Saint-Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya dans l'île de Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute, car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre, vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette, et la rapporta au gouverneur. Celui-ci étonné demanda au pêcheur : « Avez- vous lu ce qui est écrit sur cette assiette», et «quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains ?» « Je ne sais pas lire répondit le pêcheur. Je viens de la trouver, personne ne l'a vue. » Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue,de personne. «Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire. » Parmi les personnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très digne de foi qui vit encore. M. de Chamillart fut le dernier ministre qui eut cet étrange secret. Le second maréchal de La Feuillade, son gendre, m'a dit qu'à la mort de son beau-père, il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme, qu'on ne connut jamais que sous le nom de l'homme au masque de fer. Chamillart lui répondit que c'était le secret de l'état, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais. Enfin, il reste encore beaucoup de mes contemporains, qui déposent de la vérité de ce que j'avance, et je ne connais point de fait ni plus extraordinaire ni mieux constaté.

A la suite de cet écrit de Voltaire, la légende de l'Homme au masque de fer parcourut la France. De nombreux historiens ou romanciers s'en sont emparés, proposant de multiples possibilités concernant l'identité du prisonnier. Sont proposés Molière, tombé en disgrâce, un fils illégitime d'Anne d'Autriche, la femme de Louis XIII, ou même le frère jumeau de Louis XIV. Cette dernière thèse (séduisante car elle expliquerait pourquoi cacher cet individu) est popularisée par le romancier Alexandre Dumas père dans son roman Le Vicomte de Bragelonne, le dernier de la trilogie des Mousquetaires, publié en 1850.

Le code Louis XIV et les frères Rossignol

La première prouesse cryptographique de la famille Rossignol remonte à 1626. Réalmont, une ville tenue par les hughenots (des protestants) située dans le Tarn, est assiégée par l'armée de Louis XIII. Une lettre codée est interceptée sur un messager sortant de la ville. Elle est portée à Antoine Rossignol, un jeune mathématicien, qui déchiffre le jour même le message. Cette lettre révèle la situation désespérée des assiégés, incapables de se ravitailler. L'armée, qui ignorait que la condition des hughenots était si difficile, leur retourne le jour même le message en clair, accompagné d'une demande de reddition. Cette demande est acceptée aussitôt.

Depuis cet événement, la cour du roi de France, et en particulier Richelieu, a compris l'importance du chiffrement dans les activités diplomatiques et d'espionnage. Ainsi, Antoine Rossignol, puis son fils et son petit-fils, se mirent au service de Louis XIII, puis de Louis XIV.

Sous le règne de ce dernier, ils conçoivent le Grand Chiffre, un système de chiffrement utilisé par Louis XIV et ses ministres pour toutes les discussions diplomatiques ou les messages de la plus haute importance. A la mort du petit-fils d'Antoine Rossignol, l'utilisation du Grand Chiffre tombe rapidement en désuétude. La plupart des archives diplomatiques de la France deviennent illisibles, d'autant que le Grand Chiffre est réputé incassable, et que pendant presque deux siècles, aucun cryptanalyste n'en vient à bout. Il faut dire que les documents rassemblaient des milliers de nombres à la file, du genre «124-22-125-46-345», et qu’on n’en comptait pas moins de 587 différents…

Le message déchiffré par Etienne Bazeries

L'histoire rebondit en 1890, quand un historien retrouve des correspondances codées de Nicolas de Catinat, l'un des maréchaux de Louis XIV. Il a l'idée de soumettre ces écrits à Étienne Bazeries, probablement le meilleur cryptanalyste militaire de France de l'époque. Bazeries se met au travail, et entreprend le déchiffrement des écrits de Louis XIV. Le déchiffrement lui prendra trois ans. Il pensait au départ que les 587 nombres différents chiffraient les couples de deux lettres (il y en a 26×26=676 possibles). C'est un échec. Plus tard, il comprend que ces nombres correspondent pour la plupart à des syllabes… Il s'intéresse particulièrement à la suite «124-22-125-46-345» qu'il retrouve à de nombreuses occasions. Il a l'idée de penser que cette suite peut signifie «les-en-ne-mi-s». Avec ce début de déchiffrement, il parvient à reconstituer peu à peu le Grand Chiffre de Louis XIV.

Parmi les lettres adressées à Catinat, l'une attira particulièrement l'attention de Bazeries. Elle avait été envoyée par Louvois, alors ministre de la guerre. Il y révélait que Louis XIV était extrêmement faché de l'attitude de Vivien Labbé, seigneur de Bulonde, lors de la campagne du Piémont. Alors qu'il devait mener une attaque contre la ville de Cuneo, à la frontière franco-italienne, il prit peur devant l'arrivée de troupes ennemies venant d'Autriche, et ordonna le repli, abandonnant munitions et soldats blessés. La lettre comporte notamment le passage suivant :

Sa Majesté voit mieux que personne les conséquences de cet acte, et est consciente du préjudice qu'il a porté à notre cause en ne réussissant pas à prendre la place, un échec qu'il va falloir réparer durant l'hiver.

Sa Majesté désire que vous arrêtiez immédiatement le général de Bulonde, et qu'il soit conduit à la forteresse de Pignerol, où il sera enfermé dans une cellule gardée la nuit, et où il pourra se promener sur les remparts dans la journée, en portant un 330 309

Cette suite 330-309 pose problème. Elle n'apparait nulle part ailleurs dans la correspondance de Catinat. Bazeries conjecture que 330 signifie masque, et 309 marque un point. L'homme au Masque de fer serait dont le général de Bulonde.

Cette thèse a été remise en cause depuis, notamment parce qu'il semble bien que Bulonde était encore en vie en 1708, alors que Voltaire fait mourir l'homme au masque de fer en 1703. De plus, il semble aberrant qu'un code militaire à 600 nombres puisse contenir le mot "masque" alors qu'il ne contient même pas le mot "ennemis"...